mardi, 17 juillet 2012

Les représentations sociales du « fou », du « malade mental » et du « dépressif

 

Texte intégral de l'article
 
  Version imprimable

Les représentations sociales du « fou », du « malade mental » et du « dépressif »


l'Information Psychiatrique. Volume 79, Numéro 10, 887-94, Décembre 2003, Santé mentale : images et réalités
 

Résumé   Summary  

Auteur(s) : Laurent Defromont , Praticien hospitalier, Chef de service, Directeur du Centre collaborateur OMS EPSM Lille. Métropole, Centre Frontières, 211 rue Roger‐Salengro, 51260 Lille‐Hellemmes , Jean‐Luc Roelandt.

Résumé : À partir d‘un échantillon de 10 882 personnes en France et dans l‘Océan indien, nous avons réalisé une analyse textuelle concernant les trois questions. Selon vous, qu‘est‐ce qu‘un fou ?, Selon vous, qu‘est‐ce qu‘un malade mental ? et Selon vous, qu‘est‐ce qu‘un dépressif ? L‘outil informatique utilisé pour traiter cette masse de données permet de mettre en évidence les différences culturelles entre sites, mais aussi de connaître l‘opinion générale sur la maladie mentale dans son acception la plus large. Ces données sont des outils de compréhension de l‘attitude des populations par rapport à la santé mentale, et donc également des individus dans leur relation avec la maladie.

Mots-clés : santé mentale, représentation, épidémiologie, cultures.

ARTICLE

 

Auteur(s) : Laurent Defromont1, Jean-Luc Roelandt2

1 Praticien hospitalier  
2
 Praticien hospitalier, Chef de service, Directeur du Centre collaborateur OMS 
EPSM Lille. Métropole, Centre Frontières, 211 rue Roger-Salengro, 51260 Lille-Hellemmes 

L'évolution de la prise en charge de patients suivis en psychiatrie a fait naître de nouvelles questions. L'apparition de traitements efficaces, les modifications des politiques de santé mentale, la disparition progressive des grandes structures asilaires, la volonté grandissante de réhabilitation des malades mentaux, ont confronté les équipes psychiatriques à de nouveaux problèmes. Il s'agit de la crainte et des oppositions au retour dans la communauté de ceux qui avaient longtemps été rejetés au loin... Ce sont les fous qui consultent les psychiatres ! Mais qu'est-ce que cela veut dire pour le public qu'être « fou » ? Est-ce la même chose que d'être « malade mental » ? Et le « dépressif », que représente-t-il dans notre société ? Quelle image a-t-on de lui ? Quelle signification donner à sa médiatisation ? 

L'accès aux soins passe par la déstigmatisation de la maladie mentale. Le besoin, la nécessité d'information des patients et de leur entourage amènent à faire un effort dans l'exercice d'explication de la maladie, mais aussi dans l'écoute du vocabulaire psychiatrique employé par ces derniers. Qu'est-ce qui est entendu à l'annonce d'un diagnostic ? Que devons-nous comprendre par l'emploi de vocabulaire lié à la psychiatrie par le patient ou ses proches ? Il y a le diagnostic et l'usage profane du terme. Ce type est schizophrène, Mon voisin est débile, Ma copine est hystérique. On voit bien d'ailleurs que l'ensemble des manières de parler la psychiatrie est négative. Ces différents problèmes ont un point commun : l'image de la psychiatrie, de la pathologie psychiatrique, des malades mentaux. 

Ces questions ont entraîné un nouveau courant de recherche en psychiatrie qui s'intéresse à l'étude de l'attitude du public envers les malades mentaux, mais également aux représentations des pathologies psychiatriques ou des psychiatres. L'étude La santé mentale en population générale : images et réalités analyse l'attitude du public et les représentations sociales du « fou », du « malade mentale » et du « dépressif ». Nous proposons une réflexion et des pistes pour comprendre ces représentations et les attitudes qui y sont attachées.

Les représentations sociales Revue de la littérature

La représentation sociale est un concept développé en psychologie sociale par Moscovisci et Jodelet. Pour Jodelet, une représentation sociale « C'est une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourante à la construction d'une réalité commune à un ensemble social » [11, 12]. C'est un savoir naïf qui permet de se positionner dans la vie quotidienne. Il est impossible d'accéder directement aux représentations sociales ; elles se situent au carrefour entre l'individu et la collectivité. Mais comment interroger la collectivité ? Il faut d'abord interroger l'individu. Si le psychologique est interrogeable directement, la représentation sociale ne peut être que reconstruite (ou représentée). Ces représentations sociales peuvent impliquer des cognitions complexes. Dan Sperber signale même que « beaucoup de représentations culturelles complexes ne sont jamais rendues publiques sous la forme d'un discours intégré » [20].

Différentes études ont été effectuées sur les attitudes et les représentations sociales et ce qui les caractérise ; nous n'avons pas retrouvé d'étude française référencée [1, 2, 4, 13-15]. Certaines analysent l'impact de l'installation de malades mentaux dans une ville [5]. L'échelle d'évaluation, la Community Attitude to the Mentally Ill (CAMI scale), développée par Taylor et Dear [19], explore trois domaines (peur et exclusion, contrôle social et bienveillance) et est régulièrement employée par les auteurs comme base de leurs travaux. Les études se proposent d'identifier certains facteurs favorisant le rejet des malades mentaux, afin de mieux diriger les interventions éducatives en population générale [16]. Brockington retrouve un lien fort entre la tolérance des sujets, leur âge, leur éducation ou la proximité qu'ils peuvent avoir avec les malades mentaux [3]. L'effet de cette proximité est le plus communément admis ; le fait de connaître directement ou indirectement une personne présentant un trouble mental permettrait une meilleure tolérance. Wollf signale que les personnes les plus « rejetantes » sont les sujets qui ont des enfants à leur charge et les personnes qui ont un faible niveau d'éducation ; il ne retrouve pas de déterminant social [22]. Dans leur revue de la littérature, Hayward et Bright [10] montrent que les malades mentaux sont décrits dans la population comme « dangereux, imprévisibles, il est difficile de parler avec eux, eux seuls sont responsables, ils pourraient s'en sortir par eux-mêmes, ils répondent peu aux traitements. » Certains se sont intéressés à l'un des véhicules présumés de ces représentations des malades mentaux : les médias. Day [6], dans les journaux canadiens, Dudley [8], dans des fictions australiennes, et Wilson étudient la représentation télévisuelle des malades mentaux [21]. Ils notent tous les trois les visions péjoratives des représentations, mais on sait peu de choses sur ce qui motive ces attitudes. Pourquoi telle réaction, telle attitude sont-elles communément tenues par la population ? Les attitudes sont fréquemment étudiées sans qu'on en détermine les fondements.

Méthodologie

Questionnaires

Nous ne revenons pas sur la présentation générale de l'étude exposée par ailleurs [7, 18], nous précisons ici certains éléments concernant notre travail. L'élaboration du questionnaire s'est effectuée sur plusieurs années avec de multiples intervenants de différents domaines. Cela afin de ne pas plaquer un cas clinique psychiatrique qui ne « parle » qu'au psychiatre (c'est ce qui est fait avec les vignettes cliniques qui sont des types cliniques présentés aux interviewés). Il s'agit de faire émerger des entités reconnues par la population. Ce travail a permis de distinguer trois types différents de représentations : le « fou », le « malade mental » et le « dépressif ». Ces trois concepts permettent d'appréhender la conception du champ psychiatrique de la population générale. Trois questions ouvertes sont proposées dans cette étude, systématiquement en début puis en fin d'entretien : Selon vous, qu'est-ce qu'un fou ? Selon vous, qu'est-ce qu'un malade mental ? et Selon vous, qu'est-ce qu'un dépressif ? Les trois questions sont posées dans un ordre aléatoire défini par la feuille de route de chaque enquêteur, afin d'éviter un biais systématique de contamination des réponses entre elles. Notre approche est intermédiaire entre l'enquête d'opinion avec questions fermées et l'enquête de psychologie sociale proprement dite. C'est une recherche unique en son genre. Habituellement les travaux sur les représentations sociales sont effectués sur des entretiens individuels. La reconstruction de la représentation sociale est effectuée par un enquêteur à partir de différents entretiens avec un nombre de sujets restreint. Dans notre cas, la recherche de la représentation concerne une population de plus de 10 800 personnes interrogées. La méthodologie adoptée favorise les réponses courtes (en moyenne 8 mots par réponse), elle ne permet pas d'entrer dans les détails mais d'appréhender une notion plus collective. La répétition de la réponse à grande échelle dégage les invariants liés à celle-ci. C'est donc un travail plus superficiel mais aussi plus global. Notre analyse thématique n'est qu'un angle particulier pour aborder des représentations sociales (tableau 1).

Tableau 1. Les sites concernés par l'étude
Effectifs

Représentatif de

La Grande Comore 918 Ile
Antananarivo 899 Ville de Tananarive
Mahajanga 900 Ville de Mahajanga
Ile Maurice 899 Ile
Réunion 909 Ile
Guadeloupe 855 Ile
Marseille 893 Quartier nord de Marseille
Pyrénées orientales 885 Département
Nantes 413 Ville
Sud des Hauts-de- Seine 900 Chaville-Meudon Montrouge-Malakoff secteurs psychiatriques
Vallée de la Lys 902 Secteur psychiatrique
Lille Hellemmes 608 Secteur psychiatrique
Tourcoing 901 Ville
Total 10 882  

Chaque site est représentatif pour une zone déterminée selon des critères d'âge, de sexe et de catégories socioprofessionnelles. Les différents sites sont représentatifs pour eux-mêmes, c'est-à-dire qu'on ne peut effectuer un amalgame entre eux. Il ne nous est donc pas possible, en théorie, d'extrapoler à la France entière les résultats obtenus pour les sites français. Pour l'instant nous ne pouvons conclure que pour les sites concernés. La suite de l'enquête doit remédier à ce problème, en constituant un échantillon français représentatif nationalement.

Analyse des données

Alceste (Analyse lexicale par contexte de segment de texte) est un logiciel du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) et de l'Anvar (Agence nationale pour la valorisation de la recherche). Il est utilisé habituellement pour l'analyse d'entretiens, de questions ouvertes, d'enquêtes socio-économiques, de recueils, de textes divers [17]. Il effectue un travail de synthèse des différents groupes thématiques qui ne reflète pas uniquement une idée globale du thème abordé, mais permet aussi de dégager les différents contextes thématiques dans lesquels sont abordées les questions posées. Ces contextes thématiques sont ensuite corrélés aux groupes proposés. Dans notre cas, il s'agit des sites d'investigation ou des questions posées selon les analyses auxquelles nous avons procédées.

Alceste segmente le corpus à analyser en unités contextuelles (UC). Il étudie ensuite la distribution des mots pleins (autres que les mots outils, pronoms...) dans ces UC. L'analyse des données se fait par tableaux de contingence ou de présence/absence, comportant deux entrées : les UC d'un côté et les formes de l'autre. Pour chaque UC, la répartition des formes est connue. Une comparaison permet de regrouper les UC comprenant un maximum de formes communes. On effectue donc une première division. Et ainsi de suite, en évoluant vers un nombre de classes définies. Il s'agit de la classification hiérarchique descendante. À partir de ces tableaux de contingence, sont calculés des Khi2 d'association, définissant en quelle proportion les items concernés sont attachés à une classe de façon aléatoire. Plus le Khi2 est élevé, plus la probabilité d'être un hasard est faible. Les Khi2 ne sont pas rapportés à une probabilité quantifiée, ce qui n'aurait aucun sens dans ce type de travail. Les chiffres seront donnés essentiellement à titre indicatif. Ils doivent être considérés comme des repères de la liaison.

Nous développerons dans cet article une analyse réalisée sur l'ensemble des données.

• Analyse globale

Cette analyse globale rassemble l'ensemble des sites d'investigation pour une question donnée et permet d'approcher la spécificité culturelle de la représentation pour les différents sites. Les découpages thématiques suivent les spécificités culturelles. Nous dégageons les thèmes qui sont les vecteurs de ces différences culturelles entre les groupes retrouvés.

• Critères

L'analyse textuelle aboutit donc à des regroupements thématiques qui sont exposés sous forme de listes de mots. Nous rapportons leur occurrence (dans le groupe thématique donné) ainsi que le Khi2 d'association (entre le mot et le groupe thématique). Pour chaque groupe, nous avons pris les 40 termes les plus liés (Khi2) et limité les formes sélectionnées à un Khi2 supérieur ou égal à 10. Nous n'avons pris en compte que les mots qui étaient cités au moins 5 fois dans un groupe donné. Nous présentons ici les dix premiers termes. Pour analyser leur sens, nous les avons réintroduit dans leur contexte. Les analyses tendent à décrire un objet signifié qui n'est pas représenté par un signifiant stable ; pourtant nous utilisons ces signifiants en les reformulant afin d'en dégager une idée concrète. Et par là même, nous réintroduisons forcément une erreur par rapport à cet objet signifié.

Résultats

Les représentations du « fou »

À Madagascar (tableau 2), le fou perd son caractère d'humain, il est retourné à l'état de nature, il n'a plus de honte : il est nu, sale, il mange des saletés, il erre et il a un comportement incongru. La folie lui retire sa qualité d'être humain. C'est cette représentation amorale du fou qui le caractérise par rapport aux autres sites, mais c'est la proximité du malade mental, la déficience qui est le plus souvent évoquée à Madagascar.

Tableau 2. Analyse globale des représentations du « fou » à Madagascar
OccurrencesKhi2
Nu +  142 669,56
Incapable +  98 352,47
Promen + er 70 308,09
Excentri <  61 242,85
Vagabond +  54 238,98
Mang + er 56 236,28
Err + er 52 229,66
Hont + e 52 217,68
Inconscient +  75 180,14
Vêtement +  45 179,81

À l'île Maurice et à la Grande Comore (tableau 3), il existe une atteinte des fonctions qui sont défaillantes : affaiblissement, fatigue mentale pour l'île Maurice et défaut de fonctions pour la Grande Comore. Les manifestations de la folie sont essentiellement perçues à travers le discours : l'île Maurice évoquant plus une bizarrerie et la Grande Comore l'absurdité, l'inadaptation.

Tableau 3. Analyse globale des représentations du « fou » à l'île Maurice et à la Grande Comore

OccurrencesKhi2
Fatigue +  55 219,39
Mémoire +  71 197,48
Sain +  54 194,16
Esprit +  116 119,30
Comprendre 66 114,14
Parole +  23 72,21
Intellig <  29 65,61
Affecte +  16 56,63
Tête +  163 52,72
Souci +  21 50,43

En France (tableaux 4 et  5 ), le fou est inadapté au monde, à la réalité et à la société, en dehors des référentiels communs. Sa réalité n'est pas la nôtre ; le « fou » est celui qui vit dans un autre monde tout à fait détaché du nôtre ; il est au-delà des cadres et des limites. Il ne correspond à aucun des schémas qui régissent l'individu. Il échappe à l'entendement, aux lois humaines, aux lois de la nature, aux lois de la psychologie, voire à celles de la physique. On ne peut rien dire du fou. On ne peut rien comprendre du fou, il ne correspond pas à nos schémas de pensée. Autant il est incapable de s'adapter à notre monde (il est dans un autre monde), autant notre monde et ses règles ne peuvent s'adapter à lui. Le fou n'est pas compréhensible, il échappe à toute connaissance. La seule loi concernant le fou est qu'il n'est concerné par aucune (légale, morale, psychologique, physique). On affirme qu'on ne peut rien affirmer pour le fou. Le danger que représente le fou renvoie à son imprévisibilité. Le fou ne s'appartient pas, il a perdu la tête. Il n'a pas tout à fait un droit de regard sur son corps, sur son être même ! Il a un défaut du soi.

Tableau 4. Analyse globale des représentations du « fou » dans les sites français

OccurrencesKhi2
Monde +  166 104,18
Norme +  160 97,59
Réalité +  153 84,64
Folie +  96 77,01
Société +  189 75,63
Danger +  160 70,72
Faculté +  117 50,53
Différ + ent 102 43,95
Repère +  40 32,43
Notion +  55 24,76

Tableau 5. Analyse globale des représentations du « fou » dans les sites français

OccurrencesKhi2
Compte +  37 205,64
Rendre 40 199,91
Terme +  40 135,05
Besoin +  23 106,16
Hopita + l 14 80,36
Péjorati + f 20 75,28
Populaire +  12 67,79
Désign + er 12 67,79
Employ + e 10 62,77
Aide +  10 62,77

Certaines personnes disent que le fou n'existe pas, qu'il existe plusieurs sortes de fou. Certains critiquent le mot fou de manière tout à fait marginale. On note une volonté de rationaliser, de démanteler le concept de « fou » pour l'intégrer au médical, le rattacher à la maladie mentale et instituer le soin. En raison de ses inaptitudes et particulièrement de son incapacité à se rendre compte de son état, le fou a besoin de soins. Mais ces soins ne semblent passer que par un isolement, un lieu spécialisé, un éloignement. C'est l'autre, le médical qui se rend compte pour lui et le prend en charge. La relation qui est faite dans ce groupe thématique est intéressante puisque l'incapacité à se rendre compte de son état est liée à la prise en charge médicale. Cela n'est pas sans rappeler la situation de l'hospitalisation à la demande d'un tiers. On remarquera que le soin n'apparaît que lorsque le terme de fou est critiqué. Ce dernier thème est moins représenté dans la population que les précédents.

Un concept global d'inaptitude, d'insuffisance, d'incapacité ou de défaillance est retrouvé dans tous les groupes. Chaque groupe possède une spécificité. C'est à l'île Maurice et à la Grande Comore que la déficience est la plus caractéristique de la représentation du fou. Il s'agit essentiellement d'une déficience des fonctions, d'un affaiblissement. À Madagascar, il s'agit d'une déficience de la raison et, en France, d'un défaut de contrôle de soi ou de conscience de soi. La notion de norme pour le fou est variable d'un site à l'autre. Elle est essentiellement morale à Madagascar, tout à fait absente pour le site français (le fou n'a plus de repère), alors qu'elle est plutôt d'ordre fonctionnel ou comportemental à l'île Maurice et à la Grande Comore. Nommer comme fou est déjà donner un sens, le rapprocher de quelque chose de connu, c'est-à-dire l'intégrer à une mythique culturelle. Une perte de contact avec le monde, un retour à la nature, un trouble fonctionnel, voilà comment peuvent s'expliquer les excès humains. C'est parce que je n'ai pas accès au signifié des actes du sujet qui se trouve face à moi que je projette sur lui le mythe du fou. C'est mon défaut de sens personnel qui fait de l'autre un fou.

Les représentations du « malade mental »

Aux Comores et à Madagascar (tableau 6) le malade mental est perçu à travers le parler, le faire. C'est le caractère absurde ou transgressif qui vient l'identifier. En termes de déficience, l'esprit du malade mental est atteint quantitativement ou qualitativement. À Madagascar, le fou est très proche du malade mental, de même pour la Grande Comore qui individualise peu les deux concepts.

Tableau 6. Analyse globale des représentations du « malade mental » à Madagascar et à la Grande Comore
OccurrencesKhi2
Incapable +  77 187,28
Parl + er 95 187,11
Toqu + er 49 145,16
Parole +  47 143,81
Acte +  94 137,76
Discours 51 129,52
Insensé +  43 117,25
Inconscient +  50 108,41
Excentri <  29 87,90
Nu +  27 81,75

À l'île Maurice (tableau 7), les notions de fatigue mentale, de stress sont apparentes. Le malade mental est compréhensible et explicable. Il existe des causes à son trouble, les soucis, l'alcool. Il doit suivre un traitement. La notion de traitement est primordiale à l'île Maurice pour définir le malade mental.

Tableau 7. Analyse globale des représentations d'un « malade mental » à l'île Maurice

OccurrencesKhi2
Fatigué +  97 1 101,34
Affecte +  34 304,65
Stress +  23 173,82
Alcool <  22 146,23
Raisonn + er 45 140,84
Nerf +  24 123,02
Fonctionn + er 26 115,09
Boire 13 113,39
Menta + l 117 85,00
Tête +  92 84,95

En France (tableaux 8 et 9), les sites évoquent clairement deux thèmes. Il s'agit surtout d'un problème médical, le malade mental souffre d'un problème psychologique et d'un handicap. On note une forte dualité entre physique et psychique. Il est fait référence pour le malade mental, à l'arsenal héréditaire et biologique bien entendu.

Tableau 8. Analyse globale des représentations d'un « malade mental » en France

OccurrencesKhi2
Troubl + er 235 205,90
Psycholog + 16 230 160,09
Atteint <  166 144,53
Maladie +  289 126,38
Niveau +  119 124,58
Problèm <  356 113,07
Psych + 16 164 86,33
Psychiatr + 16 70 67,65
Souffrir. 116 67,21
Cerveau +  210 63,50

Tableau 9. Analyse globale des représentations d'un « malade mental » en France

OccurrencesKhi2
Monde +  64 100,26
Dépressi + f 86 84,48
Venir 25 68,85
Société +  67 64,10
Vivre 67 56,19
Voir 31 43,19
Réag + ir 35 41,20
Adapt + er 21 36,39
Vie +  70 36,20
Réalité +  46 35,55

La seconde représentation du malade mental est celle d'un autre fou. Le malade mental est moins inadapté par rapport au fou, il existe une forte proximité fou = malade mental. Dans tous les sites, on note un glissement entre le fou et le malade mental. La référence positive ou négative au fou reste très présente ; avant de savoir ce qu'est un malade mental, on sait ce qu'est un fou, cette représentation est évidente. La représentation du fou est une représentation naturelle : elle n'a pas besoin de la science pour exister. Elle fait référence à des notions fortes, comme la différence et la crainte de l'autre. Il faut avoir accès à des notions bien précises avant d'effectuer une distinction entre fou et malade mental ; la représentation sociale du malade mental passe par celle du fou. Pour le malade mental, on ne se situe plus dans l'« être » mais dans l'« avoir ».

Il existe deux polarités. L'une que l'on relie au fou (c'est un être différent), l'autre au malade mental (c'est une maladie). Mais cette différence n'est pas nette. Il s'agit d'une continuité de l'une à l'autre de ces conceptions. D'ailleurs Wilson a été confronté à cette continuité dans son étude sur les représentations des malades mentaux dans les programmes télévisés. Où débute la référence aux malades mentaux et où débute la référence à ce qui n'a pas reçu de sens ? Le malade mental est un fou minoré ou plutôt intégré à une dimension médicale. La notion de traitement chez le fou n'apparaît que lorsque celui-ci est rapproché du malade mental. S'il a une maladie, alors il existe une cause, un traitement. Des causes sont plus fréquemment évoquées pour le malade mental. L'idée de souffrance est quasi-absente pour le fou. Le malade mental est plus rassurant que le fou car il est compris par le médecin, le psychiatre. Il n'est donc pas étonnant qu'on réclame à ce dernier de pouvoir prédire sa dangerosité, ses actes. On peut probablement ici faire le lien avec ceux qui demande la disparition du mot fou. Le médecin connaît sa maladie, il pourra donc savoir quand et comment le malade mental sera dangereux. Les actes insensés deviennent explicables par la maladie.

Les représentations du « dépressif »

Tableau 10. Analyse globale des représentations d'un « dépressif » à Madagascar

OccurrencesKhi2
Acte +  45 314,31
Intellig <  37 285,11
Parole +  28 213,18
Sot +  26 206,79
Anorma + l 33 192,75
Esprit +  39 184,62
Raison +  52 162,23
Dérang + er 21 148,79
Mémoire +  22 141,34
Vêtement +  17 125,65

Tableau 11. Analyse globale des représentations d'un « dépressif » aux Comores

OccurrencesKhi2
Vie +  87 41,67
Triste +  63 38,42
Souci +  55 33,34
Victime +  51 30,83
Accabl + er 48 28,95
Malheur +  41 24,60
Temps 47 21,15
Psycholog + 16 42 20,32
Mélancol + 16 34 20,29
Choc +  31 18,46

Tableau 12. Analyse globale des représentations d'un « dépressif » à l'île Maurice

OccurrencesKhi2
Fatigue +  100 458,67
Souci +  86 376,37
Désol + er 30 331,03
Affecté +  33 289,37
Menta + l 100 263,83
Dégout + er 14 141,98
Fait 86 117,08
Stress +  57 114,66
Néglig + er 9 98,99
Frustr + er 8 67,23

Tableau 13. Analyse globale des représentations d'un « dépressif » en France

OccurrencesKhi2
Noir +  401 450,22
Voir 369 401,18
Triste +  335 165,96
Vie +  496 165,68
Pleur + er 161 111,63
Négati + f 112 96,85
Bro + yer 69 78,45
Idée +  95 70,31
Aller 112 70,14
Goût +  146 65,96

Tableau 14. Analyse globale des représentations d'un « dépressif » en France

OccurrencesKhi2
Nerf +  168 139,92
Nerv + eux 185 130,13
Suite +  78 85,52
Choc +  88 73,91
Travail <  99 70,67
Dépressi + f 153 65,82
Maladie +  99 59,38
Psycholog + 16 75 57,71
Besoin +  45 55,04
Crise +  46 51,93

La dépression à Madagascar (tableau 10) est peu connue (nombre de non-réponse/nb de réponse = 50 %) mais ceux qui la connaissent y décrivent une tristesse de l'humeur, une conséquence à des conflits psychologiques, des déceptions, un deuil.

Aux Comores (tableau 11), le dépressif est proche du fou et du malade mental.

À l'île Maurice (tableau 12), on retrouve la notion de fatigue mentale et de découragement, secondaire à des soucis familiaux, mais aussi à la drogue.

Sur les sites français (tableaux 13 et 14 ), on retrouve deux thèmes, le premier est attaché de façon prédominante aux sites métropolitains, le second à la Réunion et à la Guadeloupe.

En France métropolitaine, il s'agit essentiellement de la souffrance psychologique. On retrouve une théorie de l'humeur. Le sujet est triste, il a une vision négative et, surtout, il est incapable d'assumer la vie courante. Il ne peut faire face.

À la Réunion et à la Guadeloupe, c'est une théorie nerveuse qui prédomine. Le sujet est pris des nerfs, il est nerveux. Il fait des crises, il ne contrôle plus ses émotions. Il pète les plombs. Cela est en relation avec un choc psychologique ou des ennuis : travail, deuil, amour. Il a besoin d'aide. C'est une conception très énergétique d'action/réaction face à des problèmes.

On trouve une notion d'événements traumatiques qui entraîne une réaction du sujet (nerveuse ou maladie). C'est de cette façon qu'interviennent les événements cités plus haut. Ils interviennent également comme les révélateurs d'un état empêchant l'individu d'assumer les soucis de la vie quotidienne. Ces événements ne sont pas traumatisants pour tous, mais ils semblent insurmontables. Dans ce cas, il existe un état prédominant et les soucis sont de moindre importance. Le dépressif se situe souvent à un carrefour entre un état de sa personne et un état réactionnel à un événement extérieur. Il est proche de l'état, pas de l'être. On voit apparaître souvent l'aspect transitoire du trouble. Il s'agit d'une réaction (il est écrasé) ou d'un effondrement de la personne (le sujet implose). Cette distance que nous constatons entre dépressif et maladie (ou le médical) peut remettre en cause ceux qui pensent que les sujets ont facilement recours à la pilule miracle. Certes, le public n'a pas une représentation claire de ce qu'est la dépression (c'est une vision plutôt extensive), mais elle n'évoque pas le traitement en première intention. C'est une relation d'aide qui est évoquée. Mais, inversement, c'est aussi cet aspect qui rend parfois difficile l'acceptation du traitement médicamenteux.

La dépression est méconnue à Madagascar. Elle est non différenciée de la folie et de la maladie mentale en Grande Comore. C'est la fatigue à l'île Maurice et en France. Deux conceptions en termes de représentation : la folie est hors champ médical, la maladie mentale est la folie médicalisée, la dépression est la maladie mentale consciente.

Conclusion

Chaque maladie a une image. Pourtant, en psychiatrie, il existe un vide de représentation, la population a peu de représentations pour penser la psychiatrie. Les représentations qui prédominent sont celles du fou, du malade mental ou du dépressif. Personne ne veut être ou devenir fou, c'est intolérable. La clinique de l'attaque de panique montre qu'il s'agit, avec la peur de la mort, de l'une des plus grandes craintes. Le fou, c'est celui qui n'a pas conscience de lui-même et dont les actes ne peuvent être expliqués. On s'aperçoit avec cette étude que le malade mental a hérité de tous les stigmates du fou, avec la caution médicale en prime ! Pourtant, Henri Ey pensait qu'en ne parlant que de maladies mentales, on réduirait la question de la folie à une insignifiance. Ce n'est pas le cas, et peut-être la même dérive s'attachera-t-elle dans quelque temps aux termes de troubles psychiques. Il en va autrement pour le dépressif dont les événements de vie, l'histoire individuelle justifient l'état actuel. Pour résumer on pourrait dire : le fou est fou, le malade mental a une maladie et le dépressif fait une dépression.

L'étude montre également le décalage persistant entre le vocabulaire populaire de la folie et la sémiologie psychiatrique. Alors comment changer l'image des maladies, des malades et de ceux qui les soignent ? Il ne semble pas pertinent de lutter contre cet archétype du fou, ni même celui du malade mental, qui jouent indubitablement un rôle dans l'imaginaire collectif. En effet, la lutte frontale contre ces représentations peut entraîner un effet inverse : désigner avec encore plus de force et d'exclusion les personnes identifiées et les « surstigmatiser ». Par contre, il est toujours possible, sans tomber dans l'angélisme, de rendre plus proches, plus accessibles, plus humains les troubles mentaux. La dépression est devenue très médiatique ces trente dernières années, c'est de cette façon que son image a changé et qu'elle est moins perçue comme une maladie honteuse. Il faudra montrer les maladies et les médiatiser.

Cette enquête, par la mise au jour des représentations de la folie, de la maladie mentale et la dépression, est le point de départ, dans plusieurs sites, d'actions de communication et d'information en direction de la population et des professionnels de santé, adaptées aux spécificités culturelles de chaque site.

Références

1. Angermeyer MC, Matschinger H. Lay beliefs about mental disorders : a comparison between the western and the eastern parts of Germany. Soc Psychiatry Psychiatr Epidemiol 1999 ; 34 : 275-81.

2. Angermeyer MC, Matschinger H. Public attitude towards psychiatric treatment. Acta Psychiatr Scand 1996 ; 5 : 326-69.

3. Brockington IF, Hall P, Levings J, Murphy C. The Community's tolerance of the mentally ill. Br J Psychiatry 1993 ; 162 : 93-99.

4. Chou KL, Mak KY, Chung PK, Ho K. Attitudes towards mental patients in Hong Kong. Int J Soc Psychiatry 1996 ; 42 : 213-9.

5. Cheung FM. People against the mentally ill : community opposition to residential treatment facilities. Community Ment Health J 1990 ; 26 : 205-12.

6. Day DM, Page S. Portrayal of mental illness in canadian newspapers. Can J Psychiatry 1986 ; 9 : 731-813.

7. Defromont L. Une approche des représentations sociales du « fou » du « malade mental » et du « dépressif », à propos de l'étude la santé mentale en population générale : image et réalité. Mémoire DES inter-région nord-ouest, 2000

8. Dudley M. Images of psychiatry in recent Australian and New Zeland fictions. Aust NZ J Psychiatry 1994 ; 28 : 574-90.

9. Ehrenberg A. La fatigue d'être soi. Paris : Odile Jacob, 1998.

10. Hayward P, Bright JA. Stigma and mental illness : a review and critique. J Mental Health 1997 ; 6 : 345-54.

11. Jodelet D. Les représentations sociales. Paris : PUF Sociologie d'aujourd'hui, 6e édition 1999.

12. Jodelet D. Folies et représentations sociales, Paris : PUF, 1989.

13. Jorm AF, Korten AE, Jacomb PA, Christensen H, Henderson S. Attitudes towards people with a mental disorder : a survey of the Australian public and health professionals. Aust NZ J Psychiatry 1999 ; 33 : 77-83.

14. Jorm AF, Korten AE, Jacomb PA, Christensen H, Rodgers B, Pollitt P. Public beliefs about causes and risk factors for depression and schizophrenia. Soc Psychiatry Psychiatr Epidemiol 1997 ; 32 : 143-8.

15. Ojanen M. Attitudes towards mental patients. Int J Soc Psychiatry 1992 ; 38 : 120-30.

16. Paykel ES, Hart D, Priest RG. Changes in public attitudes to depression during the defeat depression campaign. Br J Psychiatry 1998 ; 173 : 519-22.

17. Reinert M. Alceste : une méthodologie d'analyse des données textuelles et une application : Aurélia de G. de Nerval, Bull Méthodol Sociol 1990 ; 26 : 24-54.

18. Roelant JL, Caria A, Mondière G, et al. La santé mentale en population : image et réalité. L'Information Psychiatrique 2000 ; 76 : 279-92.

19. Taylor SM, Dear MJ. Scaling community attitudes toward the mentally ill. Schizophr Bull 1981 ; 7 : 225-40.

20. Sperber D. Anthropologique des représentations : problèmes et perspectives dans les représentations sociales. Paris : PUF, 1989.

21. Wilson F, Nairn R, Coverdale J, Panapa A. How mental illness is portrayed in children's television. Br J Psychiatry 2000 ; 176 : 440-3.

22. Wolff G, Pathare S, Craig T, Leff J. Community attitudes to mental illness. Br J Psychiatr 1996 ; 168 : 183-90.

Defromont L, Roelandt JL. Les représentations sociales du « fou », du « malade mental » et du « dépressif ». L'Information Psychiatrique 2003 ; 79 : 887-94.

Commentaires

Coucou. Je souhaitais commencer par dire que j'adore le blog.
En tout cas ce billet est pareil, il est bien mené.
Malheureusement j'ai un petit embêtement, le header a l'air un peu déplacé chez moi (avec netscape) !
Ps : en tout cas, je viendrai te lire régulièrement.

Écrit par : Alice | mercredi, 24 octobre 2012

Les commentaires sont fermés.